Serge Tisseron s'entretient avec Justine Cassell, professeure de technologie linguistique et d’interaction Homme-Machine à la Carnegie Mellon University de Pittsburgh (Etats-Unis).
"Comment puis-je vous aider ?" dit Siri avec sa "creaky voice" •
Linguiste de formation, Justine Cassell a commencé par étudier les aspects verbaux et non-verbaux de la communication humaine avant de consacrer ses recherches à la création de machines permettant d'interagir avec les humains, et en capacité d'intégrer gestes, intonation ou expression faciale. Aux Etats-Unis, elle conçoit et coordonne également des ateliers consacrés aux techniques de survie destinés au femmes dans le milieu universitaire, ou bien à ce que les jeunes filles attendent des jeux vidéo ! Elle est donc la bonne personne pour évoquer – notamment - la façon dont le choix des interfaces vocales données aux machines modifient l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes, des autres, et de l’autre sexe.
Sur le marché on trouve des agents conversationnels, des chatbot, qui ont une voix imaginée avec soin, par exemple Siri a la voix d’une adolescente, une qualité de voix un peu mignonne, sentimentale, qui évoque celle d’une jeune femme que l’on pourrait aimer. Il est intéressant de remarquer qu’Apple a choisi une voix de femme aux Etats-Unis mais une voix d’homme en Angleterre. Chaque choix que fait une société sur une voix ou une image est fait pour évoquer un stéréotype. Lorsque nous entendons une voix féminine nous nous disons peu c’est quelqu’un qui va vouloir m’aider, me materner. Je pense qu’il en va de notre responsabilité de lutter contre ces stéréotypes nocifs. Dans mes recherches, nous nous efforçons de créer un être virtuel, une image sur un écran qui est ambiguë, avec une voix tout aussi ambiguë. Et ce que nous découvrons c’est que les femmes pensent que c’est une femme et les hommes pensent que c’est un homme. C’est la même chose pour ce qui concerne l’ethnicité. Nous passons parfois jusqu’à six mois pour réussir à dessiner des êtres ambigus de ce point de vue-là.
Depuis 2000 que je crée des êtres virtuels, et contrairement à ce que craignent les parents, je n’ai jamais vu un enfant les confondre avec des êtres réels. Il faut attribuer aux enfants beaucoup plus de finesse que nous le faisons. Ils n’ont aucune difficulté à faire une place pour un être virtuel et sont capables de mettre de côté la réalité pendant une narration. Ils savent que leurs interactions avec une machine ne sont ni des interactions réelles ni des mensonges mais des espèces d’histoires ou de narration. Comme quand Melville commence Moby Dick par Je m’appelle Ishmaël…
Le pape François a recommandé le recours à la psychiatrie pour des parents constatant des penchants homosexuels chez leur enfant. L'occasion de revenir plus largement sur la névrose cléricale autour de la sexualité, aux sources de l'invention du "péché de chair" par les Pères de l'Eglise.
Adam et Eve, version moderne• Crédits : Rob Melnychuk - Getty
"Quand cela se manifeste dès l'enfance, il y a beaucoup de choses à faire par la psychiatrie, pour voir comment sont les choses. C'est autre chose quand cela se manifeste après vingt ans." C'est dans l'avion qui le ramenait d'Irlande le 26 août, alors même que l'Eglise tente de se dépêtrer avec des affaires de pédophilie impliquant des prêtres, que le pape François a lâché ces propos polémiques sur l'homosexualité ; et ce près de trente ans après le retrait de cette dernière par l'OMS, de la liste des maladies (en 1990). Dans son catéchisme, l'Eglise affirme que "les actes d’homosexualité sont intrinsèquement désordonnés". Mais au-delà de l'homosexualité, elle estime que tout plaisir sexuel est également "moralement désordonné, quand il est recherché pour lui-même." Mais d'où vient cette phobie cléricale liée à la chair ?
Réponses avec un "Concordance des temps" de janvier 2013 : depuis saint Clément de Rome jusqu'à Saint-Augustin, pour qui la chair sexuée était "pourrissante", enquête sur l'invention du péché de luxure au temps des premiers Pères de l'Eglise.
Sexualité dans les textes sacrés : un héritage biblique ambigu et sexiste
Il n'est pas souvent question de sexualité dans les textes bibliques, comme le notait l'historien français spécialiste du Moyen Âge André Vauchez au début de cette émission de 2013. Il commençait bien sûr par évoquer le mythe fondateur d'Adam et Eve dans l'Ancien Testament :
Il y a un accent très fort au début, dans le livre de la Genèse, c'est à dire la création du monde, de l'homme et de la femme. Dieu prélève une côte d'Adam pour créer Ève, donc il y a un lien extrêmement étroit et profond entre hommes et femmes, postulé par le récit biblique. Donc au départ est affirmée la conjugalité, l'union des sexes qui permettra la propagation de l'espèce.
Dans ces écrits antérieurs à Jésus-Christ, l'autre texte incontournable sur la question est bien sûr le Cantique des cantiques, un éloge de l'amour conjugal, dans un registre quasi érotique :
LUI Ah ! Que tu es belle ! Que tu es douce, amour, en tes caresses ! Tu es élancée comme le palmier, tes seins en sont les grappes. J’ai dit : je monterai au palmier, j’en saisirai les fruits. Tes seins, qu’ils soient comme des grappes de raisins, ton haleine, comme une odeur de pomme, ta bouche, un vin exquis… ELLE Il s’écoule vers mon bien-aimé, abreuvant des lèvres endormies. Je suis à mon bien-aimé : vers moi, monte son désir.
"On l'a interprété au Moyen Âge en disant que cela exprimait la relation entre l'âme et Dieu, mais enfin, au sens premier du terme, il conserve une dimension humaine extrêmement forte", analysait encore André Vauchez à propos de ce cantique, aussi appelé "Chant de Salomon".
Mais ces textes fondateurs cohabitent avec d'autres textes permettant de prendre le pouls de la phobie sexuelle originelle du christianisme, qui va de pair avec une phobie du sexe féminin. Citons par exemple Saint-Paul, dans cette première épître aux Corinthiens (chapitre 7) extraite du Nouveau Testament :
Il est bon pour l'homme de s'abstenir de la femme. Toutefois, pour éviter tout dérèglement, que chaque homme ait sa femme et chaque femme son mari. Que le mari remplisse ses devoirs envers sa femme, et que la femme fasse de même envers son mari.
Cet extrait de l'Ecclésiastique, 25, cité dans l'émission, est lui aussi assez éloquent :
C’est par la femme que le péché a commencé et c’est à cause d’elle que tous nous mourons.
Joseph (fils de Jacob) résistant aux assauts de la femme de Putiphar (1640-1645)• Crédits : Bartolomé Esteban Murillo
Stoïcisme païen et christianisme : même combat pour la "vertu" dès le IIIe siècle
Mais au-delà des textes, comment se sont construits ces dogmes cherchant à normaliser la sexualité, à la restreindre, à l'échelle des individus, à l'ambition procréative ? C'est à partir des IIIe et IVe siècles, avec la disparition des structures de l'Etat romain, que l'Eglise et ses Pères sont en position d'imposer leur propre doctrine du mariage. Mais lors de ces premiers temps de l'Eglise, il est étonnant de noter une convergence entre ces doctrines émergentes, et celles du stoïcisme païen. C'est ce qu'expliquait l'historien Paul Veyne dans l'émission Les lundis de l'histoire, en juillet 1983, qui établissait un parallèle entre le stoïcien populaire Épictète, qui avait des règles morales très différentes de la vieille morale sexuelle du paganisme, et le saint de la période paléochrétienne Clément d'Alexandrie :
Il y a d'abord une première période païenne, où il y a une espèce d'attitude comme civique, militariste, et très extérieure devant la sexualité, comportant ce que nous appellerions pour les hommes, beaucoup de liberté. Ensuite commence avec Musonius [philosophe du Ier siècle, NDR] une nouvelle période tout à fait différente où il y a intériorisation des nouvelles règles de morale. Par exemple, le mari a autant le devoir de ne pas tromper sa femme, que la femme son mari, alors que durant la première période ce n'était pas le cas. On constate que dans cette seconde période païenne, les règles morales sont les mêmes que chez les premiers chrétiens, par exemple chez Clément d'Alexandrie. On dirait donc à ce moment-là que le christianisme n'est qu'une partie du vaste mouvement qui, au premier siècle de notre ère, nous fera passer de l'empire romain à ce monde mystique, moralisant, éthique, ascétique du bas-Empire. Païens et chrétiens, à partir de la fin du Ier siècle, seraient pris dans le même mouvement.
VIe siècle : la passion amoureuse perturbe la recherche de l'intériorité
Pourquoi cette curieuse convergence entre les mœurs ? Pour André Vauchez, elle est fondée sur la croyance que la passion amoureuse, l'orgasme, risque de perturber le sage, de le déposséder du contrôle de lui-même :
C'est contraire à l'idéal d'impassibilité du sage qui doit s'affranchir du désir, qui le perturbe dans la recherche de son intériorité. C'est un thème qu'on voit déjà chez les stoïciens et les platoniciens, et qui va influencer beaucoup le christianisme.
Le monachisme, qui se développe au IVe siècle finira d'entériner cette attitude de l'Eglise face à la sexualité. C'est aussi à cette époque que sera formulée la doctrine du péché originel par l’incontournable Saint-Augustin, grand maître à penser de l'Occident. Ancien libertin repenti, celui qui figure parmi les quatre Pères de l'Église et ses trente-six docteurs écrivait dans ses Confessions (rédigées entre 397 et 401) : "Audacieux jusqu'à foisonner en forêts d'amours changeantes et sombres, ma beauté s'est flétrie, j'ai pourri sous tes yeux."
André Vauchez parlait dans ce "Concordance des temps" de la vision "pessimiste et sombre" de Saint-Augustin, par rapport à la chair :
"Tout être vivant humain naît pêcheur, et ce caractère fondamentalement pêcheur de l'homme est transmis à travers la sexualité, à travers l'acte sexuel les conjoints engendrent des enfants mais leur transmettent en même temps le péché originel. Chez Augustin il y a une conception pessimiste, sombre, de la sexualité, y compris dans le mariage. "Pourquoi l'étreinte des époux est-elle soustraite et cachée aux yeux des enfants, sinon parce qu'ils ne peuvent accomplir leur louable union sans une honteuse volupté ?", écrit-il.
Enfin, c'est à cette même époque que les religieux commencent à instaurer des sortes de nomenclature du péché et des punitions ; et notamment avec le moine Jean Cassien, qui prône une doctrine ascétique et rigoureuse : "Il développe l'idée que plus on s'éloigne de la chair, plus on est un être spirituel. Le péché charnel prend alors une importance grandissante par rapport aux autres péchés. La notion de luxure, qui servira à définir le péché sexuel, émerge. Elle vient après l'orgueil et l'avarice, en troisième position dans les péchés capitaux", explique encore André Vauchez.
Au cours du haut Moyen Âge, les interdits se multiplient... de petits livrets appelés les "pénitentiels" qui prévoient des sanctions pour tous les cas de luxure envisagés, sont délivrés aux membres du clergé et aux laïcs. Ainsi, à la fin du VIe siècle, Colomban de Luxeuil, moine missionnaire irlandais visiblement hanté par la question de la sodomie, écrivait par exemple dans son pénitentiel :
Si quelqu'un a commis de fait un péché parmi les péchés les plus importants, s'il a commis un homicide ou le péché de sodomie, qu'il fasse pénitence pendant dix ans, si un moine a forniqué seulement une seule fois, qu'il fasse pénitence pendant trois ans, si cela était plus souvent, pendant sept ans [...] Si un laïc a vraiment forniqué selon la manière sodomite, c'est-à-dire s'il a péché avec un homme à l'exemple du coït avec une femme, qu'il fasse pénitence pendant sept ans, les trois premières années au pain, à l'eau, au sel et aux fruits secs du jardin, les quatre années restantes, qu'il s'abstienne de vin et de viandes et ainsi que sa faute soit effacée, que le prêtre prie pour lui et ainsi qu'il soit relié à l'autel.
Dès cette époque, l'Eglise préconise une limitation des temps ouverts à la copulation jusque dans le cadre conjugal, estimant que les rapports sexuels devaient être conditionnés à la procréation.
Un millénaire et demi plus tard, en 1992, le dernier Catéchisme de l'Eglise catholique, rédigé par le Vatican et Jean-Paul II et toujours en vigueur, montrait que sur cette question l'Eglise n'avait pas évolué d'un iota :
Tous les fidèles du Christ sont appelés à mener une vie chaste selon leur état de vie particulier. [...] La luxure est un désir désordonné ou une jouissance déréglée du plaisir vénérien. Le plaisir sexuel est moralement désordonnée, quand il est recherché pour lui-même, isolé des finalités de procréation et d’union.
Un recul sur deux millénaires d’histoire des doctrines et des comportements de l’Église catholique en face du mariage et plus largement des multiples défis de la sexualité, de la contrainte ou de la liberté des corps.
Une béguine et un moine, 1591, Cornelis van Haarlem (1562-1638). Wikipédia
La grande manifestation de dimanche dernier contre le principe du mariage des homosexuels n’a certes pas été organisée directement par les représentants des religions révélées, mais ceux-ci en ont, dans l’ensemble, approuvés les motivations et ont contribué, par leurs prises de position, à en encourager l’énergie. Et parce que l’Église catholique demeure dans notre pays prédominante parmi ces religions, on a été spécialement attentif, comme il est naturel, aux diverses expressions de son hostilité à la loi en gestation. Le cardinal archevêque de Paris, Mgr André Vingt-trois, appelait ses fidèles, dès le 15 août dernier, à prier afin que « les enfants cessent d’être les objets des désirs et des conflits des adultes pour bénéficier pleinement de l’amour d’un père et d’une mère ». Plus tard, le cardinal Barbarin, primat des Gaules, archevêque de Lyon, dans des termes beaucoup plus violents, a affirmé qu’il existerait un lien direct entre mariage gay et polygamie ou inceste. « Cela aura, a-t-il dit, des quantités de conséquences qui sont innombrables. Après, ils vont vouloir faire des couples à trois ou à quatre. Un jour peut-être, l’interdiction de l’inceste tombera. »
Il m’a semblé dans cette conjoncture que ces réactions à une question de si grande portée morale et civique, et aussi théologique aux yeux des croyants, appelait un recul de très long terme, un recul sur deux millénaires d’histoire des doctrines et des comportements de l’Église catholique en face du mariage et plus largement des multiples défis de la sexualité, de la contrainte ou de la liberté des corps.
Nul mieux qu’André Vauchez ne pouvait, je pense, nous y aider. Lui qui, ancien directeur de l’École française de Rome, outre ses travaux sur la spiritualité et la sainteté au Moyen-âge, a organisé et dirigé notamment un Histoire du christianisme et aussi un Dictionnaire encyclopédique du Moyen-âge où ces interrogations, avec d’utiles réponses, sont présentées dans bien des pages. Jean-Noël Jeanneney